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" Les trois croix de Dante "retour
Texte proposé par M. Paul Gagnaire -  8 novembre 2013

L’invincible et génial professeur Robert Langdon (1), vient encore de procurer à son historiographe un succès éditorial qui s’annonce planétaire. S’ensuit une admirable conséquence qui propulse aux meilleurs présentoirs des libraires « La Divine Comédie » de Dante ! Lorsqu’une fois dans sa vie, on a eu le bonheur d’aborder cette œuvre prodigieuse, on y revient souvent, sans épuiser ses trésors philosophiques, religieux, historiques, eschatologiques, abîmes d’une pensée qu’enlumine la poésie et que fait chanter la musicale langue de Florence.

Toute l’œuvre, les deux première parties surtout (Enfer, Purgatoire), est traversée par des références au temps et à sa mesure, temps court ou long, chronologie et instants. Le Soleil et les étoiles en assurent la bonne marche et en facilitent la mesure. Traducteurs et commentateurs ont essayé, avec plus ou moins de succès, de rendre fidèlement telle idée ou telle image, et d’expliquer « ce que cela voulait dire », car les obscurités ne manquent pas et contribuent à donner au lecteur la certitude qu’il devra rouvrir le livre, demain, et que son bonheur s’en renouvellera.

L’édition de La Pléiade recense ces difficultés en six appendices et trente entrées parmi les « Index des … principales matières ». Le temps chez Dante, parfois abordé par des analystes italiens, dans des revues de sociétés savantes, mériterait certainement un gros livre. (Ap)




Dans ces quelques lignes nous voudrions essayer de revenir, ne serait-ce que pour notre plaisir, sur un passage célèbre (Par. I, 37-42) dont voici une très belle traduction (2) :


« Le genre humain, par diverses orées,
Voit sourdre le joyeux flambeau du monde.
Celle qui, par trois croix, joint quatre cercles,
A meilleur cours le jette, accompagné
D’astres meilleurs, par quoi, d’un art plus vif,
L’humaine cire est pétrie et scellée
».



(*) les « foci » sont aussi les opercules qui perforent les pinnules des alidades.

En langage de tous les jours, cela revient à dire que, selon les saisons, le Soleil apparaît, à son lever, successivement par divers points de la sphère céleste, puis parcourt la trajectoire correspondante, l’un des cercles de déclinaison compris entre les deux tropiques. Au point de surgissement (orée ou pertuis) qui est le plus excellent, les intersections de quatre cercles de la sphère céleste forment trois croix. Dante dit qu’ils sont joints en trois croix. Les expressions « meilleur cours » et « meilleures étoiles » (constellations) signifient que cela se passe à l’équinoxe de printemps, à l’entrée dans le signe du Bélier. Le Soleil parcourt alors l’équateur, grand cercle de la sphère céleste, à mi-distance des deux tropiques, après s’être levé au point gamma, ou point vernal, défini par l’intersection de l’équateur avec l’écliptique.

Nos interrogations porteront donc sur :
1°) avec quatre cercles peut-on former trois croix, bien régulières, dont les branches se coupent justement à 90° ? Et seulement trois croix ?
2°) sur la sphère céleste, quels pourraient être ces quatre cercles et ces trois croix, étant posé qu’on étudie l’orée (du latin ora, orae : bords, lisières, précédée par os, oris : bouche) et non la trajectoire ? Quels cercles rejeter ? Dante parle-t-il des grands cercles seulement ou aussi des petits ?
3°) où se trouve l’observateur ? Dante, conduit par Béatrice à qui l’a confié Virgile, entame son exploration du Paradis ; est-il encore au centre de la sphère céleste ?
Nous resterons dans le domaine de la cosmographie, sans essayer de justifier l’opinion de Dante sur l’excellence de l’orée équinoxiale, ce qui ferait appel à de tout autres considérations.


Première question : intersections de quatre cercles
(n’importe où sur une sphère et en un seul point de la sphère céleste).

Agencer quatre grands cercles autour d’une sphère, de manière à former trois croix aux branches bien perpendiculaires, ne soulève aucune difficulté. Il suffit qu’un cercle coupe les trois autres à angle droit, mais, alors, on n’obtient pas trois croix ; on en forme six et, même huit, car deux des cercles coupés peuvent bien se couper eux-mêmes, deux fois, à angle droit. Cette première aporie se résout rapidement, car Dante ne considère qu’un seul point de la sphère céleste, celui où se lève le Soleil, le matin du jour de l’équinoxe de printemps, le point gamma. Quatre cercles (ou davantage) passent-ils par le point gamma ? C’est une question statique ; point n’est besoin que le Soleil y apparaisse vraiment ; s’il existe une réponse, elle doit rester valide à toutes dates. Dante ne considère pas la trajectoire du Soleil, après qu’il se soit levé en ce point ; il ne considère que le point lui-même, donc les systèmes de coordonnées qui s’y rencontrent. C’est bien de cette orée, de ce pertuis, si l’on préfère, (la « foce » : la bouche), que parle Dante ; pas des 360 degrés de chaque cercle.

Pour trouver réponse, même si c’est, là, démarche modeste, tabulons ce point gamma dans les systèmes de coordonnées, pour faire l’inventaire des cercles rencontrés.
1 coordonnées locales (référées aux plans horizontal et méridien)
11 coordonnées horizontales
111 hauteur = 0° (le point est sur l’horizon ; le cercle de hauteur = 0° est confondu avec le colure des équinoxes, car, à la latitude 0°, l’horizon est devenu perpendiculaire à l’équateur.)
112 azimut = -90° (à la latitude 0°, zénith et nadir sont sur l’équateur ; les cercles d’azimut tournent autour de l’équateur et c’est l’azimut -90° qui passe par le point gamma).
12 coordonnées horaires
121 angle horaire = -90° (soit 6 heures du matin = lever équinoxial)
122 déclinaison = 0° (le point est sur l’équateur)
2 coordonnées absolues (référées aux axes ou plans fondamentaux de la sphère des fixes)
21 coordonnées équatoriales
211 ascension droite = 0h ou 0° (le point est sur l’intersection du colure des équinoxes et de l’équateur, au point gamma)
212 déclinaison = 0° comme déjà vu en 122 (le point est sur l’équateur ; la déclinaison appartient aux deux systèmes de coordonnées.)
22 coordonnées écliptiques
221 longitude écliptique = 0° (le point est sur le colure des équinoxes)
222 latitude écliptique = 0° (le point est sur l’écliptique)

Au point gamma se rencontrent donc sept cercles de coordonnées, puisque la déclinaison appartient à deux systèmes. Tous les cercles qui passent par les deux pôles Nord et Sud croisent, en ce point, l’équateur à angle droit (et les cercles confondus avec lui). Tous ceux qui passent par le zénith et le nadir en font autant, puisque, à la latitude 0°, zénith et nadir sont sur l’équateur. L’écliptique, perpendiculaire aux cercles de longitude écliptique et à l’axe qui joint les deux pôles de l’écliptique (et tous les cercles qui sont confondus avec l’écliptique), y rencontrent aussi l’équateur, mais selon une intersection oblique.

Gérard Baillet : logiciel « La Sphère »
Coordonnées de la sphère locale : angle horaire et déclinaison
L’horizon est superposé à l’angle horaire – 90° = 6h solaires vraies
L’horizon est superposé au méridien – 90° = Est
L’équateur est superposé au cercle de déclinaison 0° (tautologie)
Croix 1 : équateur et horizon
Croix 2 : équateur et méridien – 90° Est
Croix 3 : équateur et colure des équinoxes

Gérard Baillet : logiciel « La Sphère »
Coordonnées de la sphère locale : hauteur et azimut
L’équateur est superposé à l’azimut – 90° = Est
L’horizon est superposé au cercle de hauteur 0° (tautologie)
Croix 1 : équateur et horizon
Croix 2 : équateur et méridien - 90°Est
Croix 3 : équateur et colure des équinoxes


Deuxième question : à quels (grands) cercles Dante a-t-il pensé ?

Avec ces sept coordonnées, plus les cercles sur lesquels on les mesure, nous comptons douze cercles nommés : hauteur, horizon, colure, azimut, méridien, angle horaire, déclinaison, équateur, ascension droite, écliptique, longitude écliptique, latitude écliptique. Il n’en faut que quatre. Lesquels éliminer, sachant que certains cercles portent deux noms tautologiques et que d’autres s’absorbent en un seul, manifestant plusieurs coordonnées simultanément ou une coordonnée et un référentiel de mesure.
Nous observerons que, puisque nous sommes à la latitude 0°, sur le colure des équinoxes et au point gamma :
1°) sur l’équateur se superpose le cercle de déclinaison 0° et l’azimut -90°.
2°) sur le colure des équinoxes se superposent le méridien -90°, l’angle horaire -90°, l’horizon (devenu perpendiculaire à l’équateur), le cercle d’ascension droite 0°, le cercle de hauteur 0° (parallèle à l’horizon).
3°) sur l’écliptique s’absorbe le cercle de latitude écliptique 0°
4°) le cercle de longitude écliptique 0° reste indépendant, mais passe par le point gamma, sur le colure des équinoxes où il forme, avec l’écliptique, une autre croix régulière, mais inclinée sur le cercle de l’équateur.
Nous voilà ramenés à quatre cercles bien différenciés et deux croix, celle qui est formée par l’écliptique et son cercle de longitude écliptique; celle qui est formée par les cercles confondus sur l’équateur, avec les cercles confondus sur le colure des équinoxes. Ces deux croix sont parfaitement régulières : leurs branches se coupent à angle droit, mais elles mobilisent déjà quatre cercles. Pour former la troisième croix il faudrait réutiliser celle que forment colure et équateur et choisir pour le cercle du colure, un autre nom et le dessin N°2 montre que le choix est vaste ! Aussi presque tous les commentateurs rejettent la croix écliptique. Certains rejettent aussi l’écliptique ; d’autres l’admettent (et arrivent déjà à trois cercles), mais doivent alors lui faire former une croix avec l’équateur et cette croix est bien loin d’être régulière. En effet, l’intersection dessine deux angles de 23°26’ opposés par le sommet et deux angles de 66°34’ également opposés par le sommet. Est-ce encore une croix ? Tout héraldiste appellerait cette figure un sautoir et c’est bien différent. Point de discorde majeur chez les dantologues.
Il faudra donc choisir en fonction de ce que nous penserons que Dante a pensé. Ces deux hypothèses, en négligeant leurs variantes, se caractérisent ainsi :
L’une accepte cette croix oblique ; l’autre lui préfère le méridien qui forme une croix bien régulière avec l’équateur. Les deux reprennent aussi l’horizon. Elles s’accordent donc sur trois cercles et divergent sur le quatrième :
1°) colure, écliptique, équateur, horizon forment deux croix et une pseudo-croix.
2°) colure, équateur, horizon, méridien forment trois croix régulières, mais superposées, au moins un court instant, au lever équinoxial. Un seul cercle coupe l’équateur et on lui donne trois noms. Pourquoi seulement trois ? Est-ce à dessein que Dante est si obscur ? Pour les (7+1) cercles rejetés, en combinant les deux hypothèses, on peut proposer les justifications suivantes :
1°) le cercle de hauteur 0° est confondu avec le colure et l’horizon. Il n’est qu’un autre nom de l’horizon.
2°) le cercle d’azimut -90° est confondu avec l’équateur
3°) le cercle méridien -90° est confondu avec le colure des équinoxes
4°) le cercle d’angle horaire est rejeté unanimement parce que, pour Dante, l’heure est canoniale, à la rigueur, italique.
5°) le cercle de déclinaison 0° est confondu avec l’équateur dont il n’est qu’un autre nom
6°) le cercle d’ascension droite est confondu avec le colure des équinoxes
7°) le cercle de latitude écliptique 0° est confondu avec l’écliptique dont il n’est qu’un autre nom
8°) le cercle de longitude écliptique 0°, presque unanimement rejeté, n’est considéré que pour la graduation qu’il marque sur le cercle écliptique lui-même, le point vernal. Ou bien il est rejeté et l’écliptique forme une croix oblique avec l’équateur, ou bien il est retenu et il forme une croix régulière avec le cercle écliptique, mais cette croix est, en général, rejetée.
Dans les deux hypothèses les trois croix se superposent au point vernal. C’est un maillage, indépendant de la date, indépendant de la présence du Soleil. Les trois croix de la seconde hypothèse se superposent parfaitement ; dans la première hypothèse, la superposition ressemble à un astérisque irrégulier. Il nous semble impossible d’écarter cette idée, que Dante a pensé à cette superposition, dès lors qu’un cercle doit couper les trois autres en un seul point, et l’a admise.
Accepter un méridien implique de l’identifier. Pour Dante, le monde connu est balisé par le méridien du Gange (longitude -90°E), celui de Jérusalem qu’il place au milieu du monde et celui de Gadès (Cadix, longitude 6° W). Il ne place pas la fin du monde à Cadix, mais, plus à l’ouest, sur le grand Océan, les repères manquent.






Troisième question : où se trouve Dante ? Quel jour est-il ?

Certainement, Dante ne se trouve plus sur la Terre, centre de la sphère céleste, mais ce point semble sans importance, puisqu’il décrit une situation qui concerne tout le genre humain, « ai mortali ».
En revanche, certains commentateurs ont été sensibles au fait que ce départ vers le Paradis, se situe le samedi saint 14 avril 1300, soit une vingtaine de jours après l’équinoxe, alors que la déclinaison du Soleil vaut déjà + 8 °. Ils disent qu’ainsi, au lever du Soleil, le méridien et l’horizon se sont écartés du colure et que les trois croix sont visibles, bien séparées les unes des autres. Une telle remarque nous paraît sans fondement, car Dante ne parle que du point vernal et de la réunion sur lui, des quatre cercles joints par trois croix, pour lesquels il emploie l’expression verbale « giungere con … », dont le ressenti matrimonial évoque l’indissolubilité du mariage chrétien où les deux ne font plus qu’un. Quant à la visibilité de croix et de cercles purement imaginaires, puisque tels sont les différents systèmes de coordonnées, c’est là … une vue de l’esprit ! D’autre part, se fait jour une objection dirimante. Le point de lever reste toujours un point et les cercles qui passent par lui, même si leurs graduations ont varié, ne peuvent toujours former que des croix superposées, tant que le cercle de déclinaison qui a remplacé l’équateur (déclinaison = 0°), doit les couper à angle droit.
Pourquoi l’idée ne serait-elle pas que les trois croix ne sont superposées en trois épaisseurs, que pour n’en laisser apparaître qu’une seule, sinon aux yeux, du moins à la pensée du profane, tandis que l’initié sait qu’il y en a trois ?



Conclusion.

Notre choix contiendrait les trois croix suivantes, rencontrées toutes au point vernal :
1°) colure des équinoxes et équateur
2°) horizon et azimut -90° Est
3°) équateur et méridien -90° Est
La faiblesse de cette hypothèse tient à la constatation que, si l’équateur coupe, en un seul point (vernal), le colure et le méridien, c’est que ces deux derniers sont superposés. Mais l’ignorait-on avant d’entreprendre cette recherche ? Du reste, s’il en était autrement, nous aurions cinq cercles et non pas quatre.
D’autre part, certains pourraient rejeter l’horizon, car ce cercle est dépendant de la latitude et Dante écrit pour tous les hommes. Cette objection nous semble faible, car, en tout lieu, existe bien la croix parfaite formée par l’horizon avec les azimuts. On observe aussi que le même grief atteindrait semblablement l’équateur qui, au pôle, est confondu avec l’horizon et, à la latitude 0°, lui est perpendiculaire. Or les humains sont conscients de l’horizontale et de la verticale, pas de l’équateur.
C’est presque à chaque tercet que l’on doit s’arrêter pour réfléchir, essayer de comprendre ou s’émouvoir, savourer le rythme ou les sonorités. On voit qu’en plus, le gnomoniste y trouve de bien agréables récréations qui ne pêchent que rarement par excès de facilité.


Notes

(1) Il s’agit de « Inferno » par Dan Brown. Ed. J.-C. Lattès ; 2013.
(2) Dante : Œuvres complètes ; Traduction André Pézard ; NRF-Gallimard.
Bibliothèque de la Pléiade ; 5ème édition ; 1983.


Bibliographie élémentaire



Les éditions de la Divine Comédie sont innombrables. En français on privilégiera celle de La Pléiade ou celles qui comportent d’abondantes notes, telles que Garnier-Flammarion ou Club du Livre.

On peut aussi recourir à e-books, libre et gratuit :
La Divine Comédie - Tome III -  Le Paradis


Appendices